• 1 novembre 2014

     

    Assise au coin de la cheminée, dans cette grande maison de Touraine où ils passaient depuis des années quelques jours de vacances chez des amis de longue date qui étaient quasiment la famille de Robin, Marie devisait avec Pierre.

    -         - Alors, quels sont tes projets ?

    -         - Pour moi c’est faire une carrière, une belle carrière.

    A aucun moment, Marie n’avait évoqué sa vie avec Robin, si ce n’est pour déclarer qu’elle ne voulait pas d’enfants avec lui et qu’elle ne se projetait pas dans cette vie.

     

    Pourtant, elle continua à vivre de la même manière, pendant des mois, comme si de rien n’était et la suite des vacances se déroulait agréablement. Elle alla même jusqu’à jouer avec lui pour ce dernier concert. 


  • 13 octobre 2014

    D’un coup, tout un vocabulaire avait disparu. Ces noms étrangers, ces titres, que seuls les initiés connaissent et se partagent, qu’ils espèrent jouer ensemble ou dont l’évocation crée la connivence et l’émotion réciproque étaient devenus comme des noms communs que Robin ne pouvait plus écouter et dont il ne pouvait plus ouvrir la partition.  Arpeggione, Märchenbielder, Gestillte Sehnsucht, Geistliches Wiegenlied, les opus 120, le Notturno, les  Trois Romances, Harold en Italie. Ces musiques, qui étaient mêlées à leur vie comme autant d’espaces de partage émotionnel et artistique, avaient servi à connaître l’autre ; en écoutant phraser un thème, Marie en savait plus sur Robin que s’il ne lui avait parlé pendant des heures ; lorsque Marie accordait son alto, Robin savait déjà dans quel état d’esprit elle se trouvait, il entendait son moral. Pour Robin, ce partage était unique ; ils se donnaient la joie et l’immense enrichissement de pouvoir jouer ce qu’ils aimaient, de manière autarcique. Là, ils avaient vraiment besoin l’un de l’autre, dans l’intimité d’un salon, eux seuls, pour eux, avec juste deux chats endormis, sans personne pour les écouter et sans le trac du concert. Ils savaient qu’hier ils l’avaient fait et que, s’ils le voulaient,  demain ils le referaient, peut-être le matin en pyjama, peut-être le soir en surveillant un rôti dans le four. L’exceptionnel de la musique côtoyait les gestes quotidiens. Robin, qui n’avait jamais vécu avec une musicienne, qui n’avait jamais eu de frères ni de sœurs ni de parents avec qui il aurait pu jouer et qui avait une âme de chambriste, découvrait alors ce qui lui avait tellement manqué. Il vivait dans le grand luxe de pouvoir jouer ces œuvres qu’il aimait tant avec celle avec qui il dormait, il se promenait ou se disputait et qu’il entendait chanter des bribes de thèmes en montant l’escalier ou dans la salle de bain. 

    C. L. op. cit.


  • 12 octobre 2014

    Il faut se méfier de ceux qu'on appelle des témoins

    Patrick Modiano

    La petite Bijou


  • 4 octobre 2014

     

    C'était cette période où l'on perçoit des signes de troubles, actes manqués, rougissements, maladresses, enfantillages, silences, où l'un et l'autre des protagonistes se dit en même temps "ce n'est pas possible, si c'était vrai !, mais il/elle est trop beau/belle, trop intelligent/e, trop cultivé/e, trop charmant/e, trop talenteux/se, il/elle ne voudra jamais de moi.


  • 1 octobre 2014

    Dans cette immense villa trouvillaise, entourés d’amis chers et cultivés, le réveillon s’annonce magnifique. Foie gras, boudin blanc, le maître de maison débouche un sublime sauterne de 1974. Après dîner, des invités arrivent et nous faisons un concert improvisé. L’Arpeggione obtient un vif succès, Marie imprime à cette musique tout la candeur et la pureté qu’elle demande, je l’accompagne attentivement. Je joue du Satie qui envoûte par son aspect intemporel et lunaire, un Impromptu de Schubert et la Gavotte de Lully que Cziffra mettait souvent à ses programmes. Quelques jours après j’envoyais la photocopie de cette musique à la fille de ces amis passionnée de piano et qui l’avait adorée. Avec Marie nous continuons avec nos petites musiques tant aimées,  Après un rêve et Berceuse de Fauré et cette si belle Sonate  en sol mineur d’Henry Eccles (qu’il faut prononcer à l’anglaise…) et que Marie a transcrite pour l’alto. Le plaisir est immense, les sourires et la chaleur s’adressent autant aux compositeurs qu’à ce couple atypique, simplement heureux et uni par la musique. En guise de compliment suprême, un invité déclare « voilà  un réveillon utile ! » Pour une fois, en effet, nous ne nous étions pas ennuyés. 

     


  • 10 septembre 2014

    Marie revenait d’un stage et, comme à l’habitude, Robin était venu la chercher à la gare. Séparé d'elle depuis plusieurs semaines, il se faisait une joie de l’emmener dîner en ville, de la prendre dans ses bras, de lui demander mille détails. Avait-elle bien travaillé, l’ambiance était-elle bonne, le prof l’avait-il aidée ? Marie était montée dans la voiture, les yeux dans le vide, presque mutique, comme si elle ne reconnaissait pas Robin. Il pensait qu’elle était fatiguée par le voyage et l’amena dans une bonne pizzeria de la ville. Tout en conduisant, il avait pris sa main. Cette impression étrange dura toute la soirée, Marie semblait revenir de l’au-delà, comme échappée d’une secte ; elle avait changé de regard. Robin la questionnait beaucoup. Il ne la « retrouvait » pas. Les jours suivants, cette sensation se dissipa progressivement. Petit à petit, après avoir pensé qu’elle avait peut-être rencontré quelqu’un, Robin compris que Marie avait été sous l’emprise de ce violoniste, pédagogue reconnu, mais dont la personnalité et particulièrement le regard pouvaient semer le trouble chez ses élèves ou ses étudiants. Longtemps après, Robin revenait sur cet épisode lorsqu’ il sentait que Marie flottait :

    -Tu te souviens lorsque tu es rentrée de ce stage ce fameux été ?

    Et il redoublait d’attention pour la comprendre.

    Souvent, Marie semblait avoir besoin d’un sas entre sa vie personnelle et celle avec Robin. Lorsqu’elle revenait de Paris, combien de fois avait-il remarqué que Marie ne l’embrassait pas quand elle arrivait. Ils faisaient le chemin du retour vers la maison plutôt comme deux amis, ou comme un frère et une sœur. Ce n’est que plus tard dans la soirée et souvent dans la cuisine qu’elle lui disait :

     

    -Au fait je ne t’ai pas dit bonjour, mon chou ! 

     

    Et elle l’embrassait, enlaçait ses bras autour de son cou et le regardait avec tant de profondeur que Robin n’avait d’autre choix que de se noyer dans son regard doux, ce qui le rassurait.


  • On a guillotiné Louis XVI.

    Le Sénat a déchu Napoléon.

    Les Trois Glorieuses ont renversé Charles X.

    Louis Philippe abdique après l’insurrection de février 1848.

    La guerre de 1870 met fin au règne de Napoléon III.

    Adolphe Thiers démissionne après deux ans de mandat.

    Patrice de Mac Mahon démissionne après six ans de mandat.

    Camille Chautemps démissionne en janvier 1934 après l'affaire Stavisky

    De même Daladier après les émeutes du 6 février 1934

    De Gaulle démissionne après un référendum, etc. 

    Enfin la liste et longue.

    Et puis il y a les affaires qui ont compromis le régime..

    Le scandale des décorations qui entraine la chute de Jules Grévy.

    L’affaire Hanau, l’affaire Oustric, l’affaire Stavisky et mille autres qui ont gravement nui au pouvoir dont l'accroissement exponentiel depuis les années 1980 donne le vertige...

    Mais tout cela n’est rien en comparaison de la Hollandie.

    Pourquoi la France ne monte-elle pas aux grilles de l’Elysée, comme d’autres étaient montés aux grilles de Versailles, pour chasser Hollande et les hollandais ?

     

     


  • 1 septembre 2014

    Marie avait passé son enfance dans un petit village du Pays de Caux. Aucune cavée autour de sa maison n’avait de secrets pour elle, elle connaissait chaque talus où elle jouait avec Gilles, son inséparable copain, chaque bétoire dans laquelle elle devait lancer des cailloux,  autant de clos-masures et de noms de villages aux origines nordiques. Lorsqu’elle y revenait avec Robin, elle lui disait, à mesure qu’ils s’approchaient de la maison en traversant le village, « là, c’était la maison de Madame Turquetil ; là, celle de Monsieur Crochemore » et parfois, imitant l’accent cauchois lorsqu’elle ne se souvenait plus du nom « la ferme de Madame….euhhh » De cette jeunesse à la campagne, elle avait gardé une passion pour le vélo. Elle y allait à l’école avec son petit cartable accroché dans le dos, à la messe le dimanche avec une jupe plissée et de grandes chaussettes blanches. De là peut-être avait-elle gardé son visage d’enfant, frais et un peu rond avec de grands yeux parfois voilés. Comme son frère et sa sœur, elle se rendait chez une nourrice pour les repas du midi et le goûter. Assise dans cette cuisine éclairée au néon, parmi d’autres enfants, elle observe en silence la table, recouverte d’une toile cirée, les verres de pastis et de bière du mari de la nourrice qui boit dès le midi. Elle sent l’odeur de frites et des steaks cuits au beurre dans la poêle, le café dans des verres en pyrex. Et puis il y a le fils de la nourrice, il est au collège, elle a quatre ans.

    C.L. op. cit.


  • 16 août

     

    Différence ne veut pas dire préférence

     

    Claude Halmos


  • 3 août 2014

     

    Robin était d’une nature assez proustienne. Il était souvent victime de sa mémoire involontaire, celle qui faisait ressurgir des émotions et des sensations sans qu’il ne fasse consciemment appel à elle. La musique, surtout, mais aussi un parfum, une heure dans la journée, le goût d’une tasse de thé, la densité des nuages dans le ciel ou la tiédeur du soleil sur sa peau suffisaient à le replonger dans des souvenirs, des ambiances auxquels il ne pensait pas quelques secondes avant. Mais, alors que l’on fait parfois appel à sa mémoire lorsque l’on peine à se souvenir d’un nom, d’une date ou d’un évènement, il était souvent obligé d’enclencher un processus inverse pour bloquer des souvenirs qui le faisaient particulièrement souffrir et qui affleuraient à son esprit sans qu’il ne le veuille.  Il devait faire des efforts pour ne pas se souvenir, ce qui lui était particulièrement difficile car trop éloigné de sa nature. Il s’entraînait à devenir amnésique. Dès lors, il s’aperçut que le temps ne passait plus suivant les mêmes normes de jours, de mois ou d’années, de saisons ou de périodes, mais s’était séparé entre un avant et un après que Marie l’ai quitté. Cet après était un espace non balisé. Désormais, il était dans un espace temps qui n’avait plus de repères, les jours s’enchaînaient à l’aune de son manque. La seule chose qu’il pouvait vraiment appréhender était la différence entre le jour et la nuit. Il lui fallait oblitérer onze ans de sa vie avec Marie, comme un trou noir auquel il ne voulait pas avoir accès ; une partie de sa mémoire devait enjamber ce temps qui était fait de projets. Dès lors, l’avenir était pour lui confondu avec le présent. Il ne comptait ni ne décomptait plus les heures ou les jours qui le séparaient d’un nouveau moment avec Marie, d’un départ en vacances, d’un prochain dimanche matin, de l’heure d’arrivée d’un train. Il avait l’impression de vivre comme un caillou, juste là, posé dans une lande déserte. Et, sachant que sa mémoire involontaire était d'une redoutable efficacité, il savait qu'il n'avait désormais plus beaucoup de temps devant lui pour vivre d'autres expériences amoureuses qui auraient pu, comme une image que l'on fait glisser avec son index sur un écran d'Iphone pour en remplacer une autre, ou mieux encore, revoir Marie, un jour, de manière suffisamment distanciée pour que cela soit supportable, comme il l'avait fait récemment avec Hélène, son premier amour, ce qui avait beaucoup inquiété Marie.